De la boîte noire au white cube

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De la boîte noire au white cube
Rosita Boisseau

La trajectoire de la chorégraphe belge Anne Teresa De Keersmaeker se tisse depuis le début des années 1980 dans un rapport étroit et savant avec la musique. Sa connaissance et son expertise des partitions, qu’elles soient signées Steve Reich, Béla Bartók, Johann Sebastian Bach ou Arnold Schönberg, draine cette ligne de tension créatrice, devenue sa marque artistique, quasiment un label de fabrication haute qualité.

Si cette griffe musicale distingue désormais son oeuvre, la Belge, à la tête de la compagnie Rosas, toujours aux aguets pour booster son travail et ne pas se faire rattraper par des habitudes ou un savoirfaire, a sans cesse rapproché son geste des arts visuels. Plus ou moins frontalement mais avec une pensée aiguisée du spectacle total dont la danse est le nerf à vif.

Un exemple : son solo Violin Phase, séquence appartenant à la pièce créée en 1982 Fase, Four Movements to the Music of Steve Reich. Sur du sable blanc, Anne Teresa De Keersmaeker tournoie, traçant des figures géométriques circulaires comme autant de figures au compas de ses jambes. Filmée par Thierry De Mey en 2002, cette mise sur orbite d’une transe douce laissait derrière elle des traits successifs composant au fil de la danse un tableau abstrait.

Dans la foulée, une installation intitulée Top Shot était conçue, qui présente le film projeté sur le sol du lieu d’exposition également couvert de sable. Parallèlement, Anne Teresa De Keersmaeker a aussi performé Violin Phase et Fase dans différents musées dont le MoMA à New York en 2011 et la Tate Modern de Londres en 2012. Après le Mudam en septembre 2017, elle sera en 2018 au Musée national d’art moderne et contemporain de Séoul.

Cette relation spécifique entre danse et dessin rappelle deux performances majeures. L’une de Trisha Brown, en 2002, au festival Montpellier Danse ; l’autre de William Forsythe, en 2006, intitulée Retranslation of Francis Bacon’s Unfinished Portrait, au Louvre. La première, allongée sur d’immenses feuilles de papier, les mains et les pieds harnachés de fusains, bouge en dessinant dans le même élan. Le résultat sera ensuite exposé et présenté dans différentes galeries d’art. Le second, filmé par Peter Welz, interprète un court solo également pourvu de crayons à ses extrémités et laisse des traces graphiques de son mouvement : la vidéo de cette séquence st projetée au coeur d’une installation d’écrans.

Tirer sur le fil plastique livre une autre facette de l’oeuvre d’Anne Teresa De Keersmaeker. De plus en plus présente et affirmée, cette dimension visuelle et aussi performative nourrit différents spectacles. Rien que les plateaux de théâtre investis par la compagnie, avec leurs bandes de scotch coloré marquant des directions, relèvent en soi de tableaux abstraits. La présence de rosaces sur le sol du Wiels pour la performance Work/Travail/Arbeid, appartient aussi à cette veine très discrètement présente dans l’oeuvre de la chorégraphe. Depuis Violin Phase, des motifs récurrents sont apparus autour de la géométrie dans l’espace, de la lumière et de l’obscurité, de l’in situ et de la boîte noire au gré de collaborations avec des plasticiens. Jusqu’à récemment planter le drapeau de la performance dans l’espace muséal ou urbain.

Parmi les pièces-phares au carrefour de l’art chorégraphique et des arts visuels, Keeping Still Part 1 (2007) est la première collaboration de la chorégraphe avec l’artiste Ann Veronica Janssens. « Pour moi, la lumière incarne la vitalité de l’existence, raconte la plasticienne belge. La lumière est le chemin le plus court vers la vie. La lumière est ce que l’on porte en soi. C’est la pensée, la philosophie, la politique et l’espoir aussi. »

Cette performance, présentée au Rosas Performance Space, met en scène Anne Teresa De Keersmaeker dans une nappe de brouillard artificiel. Présentée comme une « sculptrice de lumière », Janssens trace un rai lumineux au milieu des fumigènes pendant que l’interprète chante un passage de Das Lied von der Erde, de Gustav Mahler. Avec cette pièce revendiquée « comme l’amorce d’une pensée écologique », la chorégraphe souhaitait évoquer la planète et son équilibre. Plus proche d’une performance que d’un spectacle au sens classique du terme, Keeping Still Part 1 a scellé un pacte de confiance entre De Keersmaeker et Janssens.

Sur ce socle, deux autres spectacles vont voir le jour. The Song (2009), conçu pour un plateau vide avec Ann Veronica Janssens et aussi Michel François, joue sur des coupures nettes de lumières, rythmées par des bascules dans la pénombre. Un an après, en équipe avec Michel François, Anne Teresa De Keersmaeker poursuit cette quête de sobriété avec En Atendant (2010), sur des partitions d’ars subtilior, pour huit danseurs et quatre musiciens en direct. Le spectacle, créé en plein air entre les arbres du cloître des Célestins, au Festival d’Avignon, se décline en même temps que le jour décroît sur le lieu. En lumière naturelle, cette pièce relève autant de la chorégraphie que du phénomène optique, véritable toile vivante qui se nuance d’elle-même tout au long de la soirée. Peu à peu, la pâte du mouvement s’épaissit jusqu’à faire corps avec la nuit qui avale tout, interprètes et décors. Bienvenue à la matière selon Gaston Bachelard.

En réponse, et à l’inverse, Cesena (2011), créé en complicité cette fois avec Janssens, se réveillait à la fin de la nuit pour se dérouler pendant le lever du jour. Cette pièce « qui attend l’aube » selon la formule de l’artiste flamande, qui insistait sur les « conditions naturelles » de la production, invitait les spectateurs à prendre place autour de 4h du matin dans la cour du Palais des papes… Aube et crépuscule, cycle de la vie, des saisons, beauté du nuancier de l’air et de la lumière… Une palette picturale très singulière, alliée à une forme d’écologie douce, distinguait non sans charme ces deux pièces.

Le rapport aux arts plastiques d’Anne Teresa De Keersmaeker a basculé avec Work/Travail/Arbeid (2015). La question posée est la suivante : « Que devient une chorégraphie une fois présentée selon les codes d’une exposition ? » Réponse dans le white cube dénudé pour y inscrire la danse comme une oeuvre live sur les cimaises. Contrairement à nombre de chorégraphes, dont De Keersmaeker elle-même, qui performent au sein d’expositions en dialogue plus ou moins explicite avec les oeuvres, comme les Gens d’Uterpan dans le cadre du Centre d’art contemporain de Brétigny pour X-Event 2.1 en 2005 ou encore Tino Sehgal à l’enseigne de Danser sa vie, au Centre Pompidou, en 2012, Anne Teresa De Keersmaeker opte là pour un espace totalement vide.

Pour ce projet spécifique qui a été créé en 2015, au Wiels, à Bruxelles, et a ensuite été programmé au Centre Pompidou à Paris et à la Tate Modern à Londres, la chorégraphe a imaginé une variation de sa pièce Vortex Temporum, créée en 2013, sur la musique de Gérard Grisey. Elle la transpose donc pour en offrir des variations qui durent pendant une journée de travail. Ce remix étire la partition chorégraphique sur neuf heures en confiant différentes séquences à des danseurs qui se relaient en alternance. « C’est un cycle qui se répète en boucle sans correspondre à la durée d’ouverture du lieu » précisait la chorégraphe lors de la création en 2015 à Bruxelles. Sur son site, elle ajoutait : « Il ne s’agissait pas simplement d’importer un spectacle dans un nouvel espace mais de le repenser sous la forme d’une exposition de neuf semaines continuellement accessible du public. » Avec les notions de journée de travail, de routine quotidienne, de labeur d’un art sans cesse remis sur son établi durant cette performance au long cours qui rassemble dix-sept danseurs et des musiciens live.

Work/Travail/Arbeid permet évidemment au visiteur-spectateur de jouer avec les « oeuvres » qui arpentent l’espace en tous sens. Autrement dit : de regarder la danse de loin, de s’en rapprocher comme en jouant de différentes focales, de tourner autour, de suivre un interprète, de cadrer selon l’envie… Pendant cette période de neuf semaines, Anne Teresa De Keersmaeker a parallèlement creuse sa formule My walking is my dancing, moteur de En Atendant, Cesena, Partita 2 et Vortex Temporum, ainsi que sa variation My talking is my dancing. Ce thème de la marche sera au coeur de la performance participative Slow Walk, qui a eu lieu le 23 avril 2016 dans tout Bruxelles.

Pour la Journée de la danse, il s’agit de rassembler les volontaires, qui partent de différentes portes de la ville, dans un flash-mob au ralenti – moins de cinq mètres par minute ! – qui se finalisera sur la Grand-Place avec un atelier de My walking is my dancing. « Dominez le temps avec votre corps et faites du mouvement le plus ordinaire un évènement intentionnel et unique : la marche aussi est de la danse à l’état pur », annonce le site de la compagnie dont les danseurs participent à l’opération.

Cet évènementiel pointe le déplacement d’Anne Teresa De Keersmaeker vers la performance, le participatif, la danse in situ que certains chorégraphes contemporains élisent de plus en plus pour sortir des théâtres et réinjecter du sens dans leur art en allant autrement à la rencontre du public. Elle souligne aussi les mille et une manières qu’elle aiguise et déploie pour sans cesse relancer son avoir-faire vers d’autres horizons.

En mode plus souterrain, l’observation des croquis, des partitions annotées qui constituent le processus de fabrication de la chorégraphe, donne une idée aussi de la plasticité de son geste artistique. Sa pensée du mouvement passe et circule jusqu’au bout du crayon pour faire surgir des volutes, des spirales, des champs de force qui situent et font émerger les circonvolutions de sa danse. Du trait au geste, les flux s’emballent et se croisent dans une même dynamique bruissante qui signe l’écriture de De Keersmaeker.


Rosita Boisseau est journaliste indépendante au Monde et à Télérama, et critique de danse. Elle a publié des monographies sur Régine Chopinot, Philippe Decouflé, José Montalvo et Dominique Hervieu, et, parmi ses dernières parutions, Danse et art contemporain (2011), Photographier la danse (2013) et Danse contemporaine (2016).