Essai de portrait chorégraphique

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Essai de portrait chorégraphique
Philippe Guisgand

Anne Teresa De Keersmaeker entreprend à dix ans un cursus de danse classique à Bruxelles. Puis elle suit les cours dispensés à Mudra. L’effervescence qui règne dans l’école créée par Béjart permet aux danseurs de cultiver une approche éclectique où les travaux d’élèves se transforment rapidement en première création. À Mudra, la jeune femme fait aussi la rencontre décisive de Fernand Schirren, son professeur de rythme, en qui elle reconnaît un maître qui aiguisera son intérêt pour les dialogues qu’entretiennent musique et danse. C’est là encore que la jeune danseuse propose sa première oeuvre (Asch) en 1980.

Puis De Keersmaeker part aux États-Unis compléter sa formation au département de danse de la Tisch School of the Arts à New York. Elle y demeure un an et approche ainsi au plus près la danse postmoderne américaine. De retour à Bruxelles en 1982, elle crée Fase, Four Movements to the Music of Steve Reich, un duo avec Michèle Anne De Mey. Ce spectacle est un jalon incontournable dans l’histoire des arts scéniques en Belgique. Jouant sur quelques phrases corporelles indéfiniment répétées, déclinées et interprétées avec des intensités aux nuances variées, il a été reçu comme une provocation, entraînant des adhésions enthousiastes et des réactions de haine. La pièce annonce plus discrètement la composition complexe qui sera développée par la suite et un statut de l’interprétation qui différencie De Keersmaeker de la froideur et de la distance des postmodernes américains. En 1983, De Keersmaeker crée la compagnie Rosas et une nouvelle pièce intitulée Rosas danst Rosas. Les deux spectacles semblent à l’époque ne jamais devoir s’arrêter de tourner. En trois ans, De Keersmaeker s’impose comme une figure de proue de la « nouvelle danse ». Le répertoire s’enrichit en 1984 d’une nouvelle création, intitulée Elena’s Aria, d’où émerge une question : faut-il continuer dans une manière qui a contribué au succès foudroyant de la jeune chorégraphe ou bien chercher d’autres voies artistiques ? C’est la deuxième voie qui sera incontestablement choisie dans un mélange de danse, de texte et d’images.

Déjà une forme de composition s’impose avec l’utilisation de « phrases de base », centrale dans son processus artistique et qui conditionne son esthétique. Une phrase de base est une séquence de mouvement conçue comme un germe, une cellule originelle qui se déploie dans l’oeuvre tout entière en compositions savantes. Par ailleurs, dès les premières pièces, s’impose une danse du haut du corps où les bras créent et entretiennent la rotation, figure majeure de Fase ; dans Rosas danst Rosas, ce sont encore autour des bras que s’organise la motricité au sol ; puis dans une posture assise et enfin debout quand les bras lancés donnent l’impulsion vers l’avant ou autour de l’axe dorsal pour tourner. On retrouvera dans de nombreuses pièces ultérieures cette priorité accordée aux bras – tant sur le plan graphique que dans les variations d’énergie. Ce travail par expansion d’un centre, situé très haut, s’appuie sur l’énergie emmagasinée par les relâchés de bras : le balancé permet de faire surgir une nouvelle forme qui va se déconstruire lentement. Se crée ainsi une ponctuation haletante, intense et brève, puis adoucie plus longuement.

Mais le style s’affirme aussi par un parti pris interprétatif original : là où Lucinda Childs n’avait pas peur de broder cent fois le même pas, De Keersmaeker relance la forme pour mieux l’épuiser, en laissant varier, s’altérer, voire se dégrader sa réalisation. Cette dimension l’écarte de l’esthétique minimaliste pure qui repose sur un mouvement désaccentué et neutre. Pour la Flamande, il s’agit plutôt d’imposer l’idée que la moindre différence d’interprétation du mouvement est lourde de sens dans la perception des états de danse par le spectateur. Chez les danseurs de Rosas, le sens ne se situe pas en embuscade derrière le mouvement (comme s’il était constitué d’avance sous forme de thème : amour, haine, joie, peine, etc.) ; il est au contraire inhérent à la matière corporelle. Pas de personnage, pas de psychologie, mais des émotions, émanant des structures et des interprètes dans un jeu de dévoilement. À travers l’épuisement des formes transparaît finalement la figure du danseur en une sorte d’autoportrait en mouvement.

En 1987, De Keersmaeker présente Mikrokosmos, insérant un moment purement instrumental entre deux chorégraphies, marquant ainsi un hommage appuyé à sa principale source d’inspiration. En 1990, Achterland dévoile une danse au sol fulgurante, élément du style qu’affirme la chorégraphe à cette époque. Erts succède à Achterland. La pièce est un projet ambitieux qui mêle la danse, la musique, des enregistrements de voix, une projection vidéo, des textes de Tennessee Williams, le tout relayé par des moniteurs disposés sur scène. Mais cette pièce contient surtout un moment chorégraphié sur la Grande Fugue de Beethoven. De Keersmaeker construit là un archétype de danse contemporaine, une sorte de corps « démocratique » où toutes les parties corporelles sont à la fois appuis, traces et rythmes, en même temps qu’une signature singulière où se rassemble son vocabulaire. Grande Fugue apparaît comme un précipité du style de la première période de la chorégraphe : une danse condensée en quelques formes (un saut, des marches, des courses, des roulades au sol) qu’habitent une large palette d’intensités toniques et que tente d’épuiser une exploration extensive.

En 1992, la chorégraphe et sa compagnie entrent en résidence au Théâtre Royal de La Monnaie de Bruxelles (elle y restera jusqu’en juin 2007). L’invitation permet à De Keersmaeker de réaliser trois de ses souhaits : intensifier la relation danse-musique (et notamment travailler avec la musique jouée live), développer un répertoire et fonder une nouvelle école après la fermeture de Mudra. Ce sera P.A.R.T.S. (Performing Arts Research and Training Studios), un lieu propice au partage des expériences et de formation des nouvelles générations de danseurs, chorégraphes, performers et qui nourrira rapidement en nouveaux interprètes la compagnie Rosas.

En 1996, Just Before marque le début d’une alternance entre les pièces de « danse pure » et des formes plus théâtrales. Pour ce spectacle, De Keersmaeker est assistée par sa soeur Jolente, comédienne et membre du collectif théâtral Tg Stan. Cette collaboration aura une incidence forte sur les partis pris théâtraux de la pièce. Comme la plupart des oeuvres de la chorégraphe, Just Before inaugure un cycle d’alternance entre les oeuvres de « danse pure » et des créations en lien avec d’autres matériaux dramaturgiques – le texte et l’image notamment – s’impose à la fois comme une étape incontournable du processus créatif et comme élément constitutif de l’oeuvre chorégraphique elle-même. Cette alternance s’affirme très radicalement dans les dernières années entre Just Before et Drumming, puis entre In Real Time et Rain ou Bitches Brew/ Tacoma Narrows (2003) et Kassandra-Speaking in twelve voices (2004). Un autre rythme d’alternance apparaît également : celui d’un travail en effectif réduit qui vient s’ajouter à la grande création de la saison. Ces petites pièces sont souvent l’occasion d’une étude préalable. Ainsi s’offre au regard des spectateurs une partie de l’élaboration de la danse de Rosas ; des solos pour elle ou ses interprètes (3 Solos for Vincent Dunoyer en 1997, Once en 2002, Keeping Still en 2007), des duos-trios où elle danse (Small Hands en 2001, Desh en 2005), des retours au théâtre (Kassandra en 2004) et toujours des confrontations au grand répertoire. À travers ces filiations entre petites et grandes formes, l’oeuvre s’affiche aussi comme un work in progress permanent.

La notion d’unisson qui présidait à l’élaboration des premières créations a progressivement disparu. Au fil des pièces, ces règles vont se multiplier et se complexifier (unisson, alternance, contrepoint, développement d’un motif, répétition, etc.). La composition chorégraphique de De Keersmaeker est donc classique en ce qu’elle fait appel à des « structures claires » inspirées des principes musicaux. Sur cette structure s’ajoute une complexité parfois ésotérique, par plaisir ou par fascination, un fouillis de couches structurelles plus ou moins autonomes : le cercle, la spirale, la symétrie, la série de Fibonacci, qui obligent la compagnie à inscrire au sol les trajets horizontaux. Dans la plupart des pièces ultérieures, ces trajectoires dansées s’interpénètrent de façon tellement complexe que l’oeil perd l’architecture de l’espace : le raffinement se mue alors en syncrétisme et le spectateur s’abandonne ou s’étourdit.

Enfin, il faut évoquer les dialogues avec la musique qui constituent la marque de fabrique de l’artiste. À travers ces créations, De Keersmaeker est allée vers des formes variées de musiques : baroque (Purcell, Bach), classique (Mozart, Beethoven), moderne (Bartók, Berg, Schönberg), contemporaine (Cage, Ligeti, Reich, De Mey), musique d’opéra (Monteverdi), musique populaire (Joan Baez, les Beatles), jazz (Miles Davis ou John Coltrane), musique indienne… Ces rencontres ont fondé l’image d’une chorégraphe musicienne pour qui la musique constitue une donnée fondamentale et organisatrice de son travail. De Keersmaeker ne part pas de la musique en tant qu’elle la touche ou l’émeut ; elle fonde son activité de composition, sur la partition, la structure de l’oeuvre et ses ressorts formels. D’une certaine manière la chorégraphe lit la musique avant de l’écouter (commençant toujours par une analyse en profondeur de la partition). D’abord (1982–1985), la partition est abordée comme un maître autoritaire à défier – on le voit dans Rosas danst Rosas où les danseuses sont précipitées contre un mur de musique glacial et impitoyable. Puis s’ouvre une période où la danse prend une distance avec le cérémonial de la grande musique mais en épouse les principes : thématisme, polyphonie, variations. Dans un troisième temps (après 1995), les ressorts formels de la partition ne sont plus regardés que de très loin, et la danse impose plutôt son contrepoint « à la manière » de voix musicales additionnelles. Rain – probablement le chef-d’oeuvre de De Keersmaeker – en représente l’exemple le plus éclatant. Enfin, émancipée de la partition et maîtrisant son art de la composition, la chorégraphe entre dans le temps de l’altérité où la musique est davantage regardée pour ce qu’elle provoque corporellement. Ainsi, le simple postulat « ma marche est ma danse » préside à la composition d’En Atendant (2010) et Cesena (2011). Ici, De Keersmaeker se confronte à l’Ars subtilior, une forme musicale polyphonique complexe du 13e siècle, à laquelle la chorégraphe oppose un retour à la sobriété où chaque danseur croise son parcours à ceux des autres dans des trajectoires linéaires et latérales (En Atendant) ou en suivant une sobre circularité (Cesena) – et ce après deux décennies de compositions virtuoses en spirales.

À la fois hypercomplexe et capable de dessiner une danse reconnaissable entre toutes, cartésienne mais cherchant constamment l’émotion du mouvement, musicienne et proche des textes, Anne Teresa De Keersmaeker est assurément une des chorégraphes majeures de ce passage entre deux siècles.

 


Philippe Guisgand est professeur des universités et chercheur au Centre d’Étude des Arts Contemporains (Université de Lille). Il enseigne également l’analyse chorégraphique et l’esthétique au Département Danse de l’Université de Lille.