Faire école.

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Faire école.
Christophe Wavelet

L'art à l'épreuve de sa transmission

P.A.R.T.S. (acronyme pour Performance Arts Research & Training Studios) est une école internationale qui forme des artistes chorégraphiques. Elle dispense deux cursus distincts : formation et recherche. Fondée en 1995 à l’initiative d’Anne Teresa De Keersmaeker qui en assume la direction, ce sont quelque trois cent cinquante danseurs et chorégraphes provenus de cinq continents et d’une soixantaine de pays qui s’y sont à ce jour formés, au gré de douze générations successives d’étudiants. Les lignes qui suivent tentent de déplier certains enjeux relatifs à la transmission des pratiques artistiques et aux questions qu’aujourd’hui elle soulève.

Histoire(s) de formation

Anne Teresa De Keersmaeker s’est formée à Mudra (1970–1988), l’école fondée à Bruxelles à l’initiative du chorégraphe marseillais Maurice Béjart (1927–2007), qui y dirigea aussi son Ballet du 20e siècle (1960–1987). L’histoire de cette école et du rapport qu’avec elle Anne Teresa De Keersmaeker a entretenu autant que la motivation, sept ans après sa fermeture, de fonder une nouvelle école de dimension internationale dans cette même ville et destinée à la formation des danseurs et chorégraphes a été maintes fois relatée dans différentes publications, je n’y reviens pas ici. Au terme de ce cursus, Anne Teresa De Keersmaeker compte au nombre des innombrables danseurs européens qui se rendent à New York afin d’y compléter leur formation. Cela dans une époque où, avant la mondialisation des productions et la diffusion des oeuvres chorégraphiques, la psycho-géographie commune à ce milieu artistique européen se pensait encore selon une logique de grands « centres ».

Entrée en vigueur depuis peu dans les colonnes de la presse francophone, l’appellation récente de « danse contemporaine » y signale alors une constellation de travaux d’auteurs nouveaux venus. Elle succède, à l’aube de cette décennie, à celle de « danse moderne » après que l’émergence de conceptions inédites de l’art chorégraphique a connu un essor particulièrement significatif sur les scènes d’Europe occidentale. Non moins problématique que celle d’« art contemporain », dont elle constitue une extension ou une déclinaison, cette catégorie entend certes signaler aux lecteurs l’émergence dès cette génération de travaux. Mais en les subsumant, elle vient aussi artificiellement homogénéiser ce qu’ils ont de distincts et qui engage des politiques de l’art très sensiblement différentes entre elles.

Théâtres et festivals chaque saison plus nombreux y relaient désormais les travaux d’une génération qui invente ces fictions scéniques où les conceptions neuves de ce que peuvent corps et gestes libèrent le jeu d’écritures et de langages inédits, de New York à Wuppertal, de Vienne à Lisbonne, de Florence à Madrid et de Stockholm à Berlin. En France, elle motive une politique culturelle publique ambitieuse qui en relaie la vitalité, grâce notamment à la création de dispositifs et d’institutions ad hoc (subventions publiques, écoles et centres chorégraphiques nationaux). Même chose en Belgique, où la partition politique et administrative bicommunautaire des subsides opère toutefois selon d’autres logiques. C’est dans ce contexte qu’Anne Teresa De Keersmaeker se signale successivement par une série d’oeuvres dont la réception enthousiaste s’étend sans tarder sur différents continents, établissant ainsi sa réputation internationale. Quelques années plus tard, elle n’a que trente-cinq ans au moment où, avec quelques interlocuteurs privilégiés et épaulée dans cette tâche par le fidèle Theo Van Rompay, elle fonde et assume la direction de P.A.R.T.S. « Possibilité de faire un commencement », eut dit Kafka : instituer est geste rare.

Entre rupture et continuité, cette nouvelle école relance le voeu moderniste d’une formation spécialisée, et avec lui les dés du projet d’institutionnalisation de l’art chorégraphique imaginé par danseurs et chorégraphes dès les trois grands congrès inauguraux organisés dans l’Allemagne de Weimar (1927, 1928, 1930). Où déjà se discutait polémiquement le statut de la danse envisagée comme profession et l’art chorégraphique comme pratique artistique autant que sociale, dans un contexte indissociablement culturel, économique et politique. Et déjà selon des conceptions de l’art hétérogènes.

Un lieu

Un espace n’est pas un lieu. Un lieu, c’est à la fois « un système de raison et un espace polémique ». Comme toute école d’art, P.A.R.T.S. est un tel lieu. Certes, les orientations et priorités structurelles déterminent les conditions de travail que sa nomenclature d’enseignements et la distribution de leurs horaires de cours matérialisent. Il définit des priorités et les structure : il fournit un cadre. Voilà pour le « système de raison ».

Mais qu’en est-il de « l’espace polémique », dialectiquement indispensable ? Si le propre d’une institution consiste à disposer ce cadre opératoire historiquement motivé qui vient d’être évoqué, ce serait commettre un flagrant excès de vitesse que de confondre « cadre » et « sol ». Le cadre est épistémologique, le sol est pratique. À la fois psychique et corporel. Chaque danseur, chaque chorégraphe a de cela une connaissance intime (et de même chaque photographe, cinéaste, sculpteur, architecte, etc.).

Car si le cadre institutionnel est fourni comme préalable, comme découpe et comme limite, le sol, lui, est toujours à construire : sol non seulement physique mais également symbolique. Et plus précisément, ici : artistique. Ce que le battement des gestes et des mots conçus comme processus cognitifs et traductifs permet de travailler.

Tout particulièrement lorsque les candidats à une telle carrière proviennent de langues, de contextes et de cultures aussi nombreux et hétérogènes qu’à P.A.R.T.S., véritable laboratoire de l’altérité où jusqu’à vingt-cinq langues par génération sont parlées et pensées (l’anglais y étant véhiculaire, sauf pour les natifs). Or sur ce point précis, ce que l’expérience d’y travailler apprend, c’est que les « professeurs » n’en savent pas plus que les « étudiants ». Construire ce « sol » symbolique et artistique, ce sol commun nécessairement multiple et hétérogène, ne saurait en effet relever d’aucune formule préalablement établie qu’il suffirait d’appliquer afin d’en vérifier l’efficace. Au contraire, ce n’est qu’au gré d’une conjonction, non seulement des apprentissages mais aussi des expérimentations et des discussions que se fraient, s’imaginent et se travaillent ces « nous » d’hypothèse, indissociables du « je » artistique auquel quiconque vient y étudier se promet.

Politique de la transmission

À l’instar d’autres pratiques sociales, l’art est confronté à la question de sa transmission en tant qu’enjeu politique. Or, si l’art peut être transmis, c’est d’abord parce qu’il est lui-même cet opérateur de transmission garant des identifications collectives. C’est en effet à travers la transmissibilité des formes, des idées, des manières de sentir ou de dire et des savoir-faire techniques que les sociétés éprouvent la solidité des identifications qui les constituent. Miroirs du collectif, les fictions que toute pratique de l’art suscite constituent dès lors cet enjeu décisif que toute « politique culturelle » gagnerait à ne jamais perdre de vue. Car cette transmissibilité n’est jamais garantie une fois pour toutes. Au contraire, chaque époque doit s’en redonner la possibilité et, de même, les moyens. Aujourd’hui, un triple péril pèse sur elle, auquel tout enseignement digne de ce nom tente à sa manière de riposter : la stérilisation des formes d’expériences collectives, les risques de repli sur soi et, conjointement, la confusion si souvent entretenue entre art et communication.

Poétique, politique

Nul geste artistique n’est jamais exempt d’implications politiques. De même, les oeuvres de l’art. Toute poétique implique et engage en effet une certaine politique. Encore reste-t-il, devant chaque occurrence, à déterminer laquelle et ce qui la motive. Or, c’est précisément ce travail qui est commun aux pratiques des artistes et à l’activité de réception à laquelle elle donne lieu côté spectateurs (auditeurs, lecteurs, visiteurs). Travail de déchiffrement, qui suppose de part et d’autre que « l’art » y soit moins conçu comme outil de divertissement ou de vérification des hiérarchies sociales que comme exercice de la liberté, travail d’émancipation et puissance expérimentale de pensée.

Partages

Art et politique ont ceci de commun qu’ils construisent des fictions, c’est-à-dire « des réagencements matériels de signes et d’images, des rapports entre ce qu’on voit et ce qu’on dit, entre ce qu’on fait et ce qu’on peut faire. » Art et politique suscitent donc historiquement des scènes multiples et hétérogènes, qui s’élaborent afin de travailler formes et sens, indissociablement. Sur ces scènes se jouent et s’affrontent des conceptions distinctes de ce qu’il convient d’y entendre et d’y faire. Les écoles où s’enseignent et se transmettent les pratiques de l’art n’y font bien sûr nullement exception : elles reflètent ou réfractent cette réalité divisée, à l’écart des pieux discours de comices culturelles. C’est pour cela que les enseignants n’ont pas à s’y accorder sur une conception consensuelle de l’art ou de sa transmission. C’est au contraire cet exercice en acte du dissensus, que chaque enseignement instruit à sa manière, qui permet à quiconque les fréquente de se familiariser avec des conceptions distinctes ou antagonistes. Ceci afin de déchiffrer l’énigme de son désir de danser ou de chorégraphier, autrement dit de son désir d’art et de ce qui le qui motive.

Vu d’Europe

Ici et là en Europe, certaines écoles comportent ce nom d’art dès leur intitulé (Art Schools). Mais comment l’entendre ? Doit-on comprendre que l’on y formerait des étudiants qui apprendraient à se familiariser avec TOUT l’éventail des arts ? Nullement. Ce qu’on y enseigne, ce sont certains media que des noms spécifient : installation, photographie, performance, peinture, sculpture et quelquefois graphisme, bande dessinée, etc. Autrement dit, ces arts qu’en langue française la nomenclature institutionnelle a nommé « plastiques » à partir de 1972 et que les cultures anglo-saxonnes mondialisées nomment plus volontiers « visuels ». Dans certains cas, plus rares, une fusion ou une diversification y a été opérée, avec pour but d’y conjoindre en outre ce que l’on qualifiait jadis d’arts « appliqués » (Applied Arts) : céramique, typographie, reliure, tissage, vêtement, etc.

On n’y enseigne toutefois ni la littérature, ni l’architecture, ni la musique, ni le cinéma, ni le théâtre, ni… la danse ou la chorégraphie. Pour chacun de ces champs en effet, des écoles « spécialisées » existent. P.A.R.T.S. est l’une d’elles. Et si l’ancien système des Beaux-Arts a fait long feu, on ne saurait pourtant en déduire que le voeu d’un dialogue des arts – hérité des Lumières ou du romantisme d’Iéna via l’histoire des avant-gardes historiques (du futurisme à Dada, du constructivisme au Bauhaus et de Black Mountain College à l’art minimal ou conceptuel) – aurait, depuis lors, trouvé une traduction institutionnelle ad hoc. En effet, aucune école n’abrite à ce jour l’ensemble des régimes de pratique au gré desquels s’épelle et se travaille ce fameux nom d’art. D’où ces partages, cette division dont il demeure institutionnellement l’objet pour notre temps. Historiquement déterminé, cet état des choses reste toutefois passible de reconfigurations. Surtout si l’on veut bien se souvenir qu’en matière d’art, le tribunal de l’histoire reste une perpétuelle cour d’appel et que chaque époque redistribue les lignes de celles qui l’ont précédé.

Legs modernistes, interrogations actuelles

Il est certes aujourd’hui des écoles où ce nom d’art et le voeu de sa transmission se déclinent selon des intitulés spécifiques : « danse », « théâtre », « arts de la scène », « musique » ou « son », « cinéma », etc. Pourtant, le sens des mots « danseur » ou « chorégraphe » – et avec eux celui d’« artiste » – n’ont cessé d’être remis au travail, au gré de reconfigurations historiques des pratiques et de ce qui chaque fois les motive. Car de même que depuis l’aube de la modernité, l’art n’est l’objet d’aucune définition historiquement stable, aucun modèle d’enseignement ne saura jamais suffire à garantir sa transmission afin de reconduire sa possibilité (sauf à satisfaire au voeu des totalitarismes, qui programment la mort de l’art conçu comme puissance d’invention). C’est pour cela que l’école d’art, « en danse » comme ailleurs, est toujours à faire, à défaire et à refaire.

Inquiétude motrice

L’inquiétude qui travaille et sous-tend l’élaboration de tout cursus de formation artistique repose ainsi sur la discussion relative à ce qui fait et à ce que fait l’art. Cela, qu’il s’agisse des gestes ou de ce qui les motive (frayage, tracement, texture, écriture). Aujourd’hui, elle invite à porter l’accent sur certaines priorités qui concernent à part égale quiconque enseigne ou étudie au sein de ces mêmes écoles. Car ce qui se travaille, s’éprouve, se pense et se discute en de tels lieux, ce ne sont pas seulement des savoir-faire techniques qu’il s’agirait d’acquérir et de maîtriser avant que des spectateurs auditeurs, lecteurs ou visiteurs ne viennent assurer la réception des gestes qui en résultent. Ce qui s’y éprouve en effet, c’est aussi bien cette très étrange nécessité, décisive pour chaque artiste, d’adresser à d’autres (« à qui veut », disait Mallarmé) les fruits de son travail et de ses recherches. Autrement dit, destiner, présenter, performer, exposer, publier et discuter ces mille gestes que des pratiques artistiques permettent d’aventurer, de risquer, de concevoir et de réaliser. Sans oublier l’expérimentation de modes de collaboration et de manières inédites de « faire société » : puissances par où du « je » et du « nous » s’élaborent, au gré de nouages toujours singuliers. Au gré aussi de temps d’incertitude ou de doutes capables de suspendre provisoirement la demande de résultat pour mieux rompre avec l’emprise de récits pré-organisés (kinesthésiques ou gestuels, autant que verbaux). Et reconduisant aussi le voeu d’émancipation qui travaille la modernité artistique, chorégraphique notamment, depuis son envoi.

Pour les étudiants comme pour les enseignants qui y interviennent, c’est dans un rapport de nécessaire réciprocité ou de solidarité que cela s’éprouve au quotidien. Durablement et de manière itérative, le temps d’un cursus de deux ou trois ans. L’enjeu ? Relancer ensemble les dés de ce qui constitue le coeur battant de cela que l’histoire des sociétés nomme ou nommera « art ». Et qui, précisément, fait d’elles des sociétés humaines.

 


Ancien danseur, Christophe Wavelet est chercheur, auteur et curateur dans les domaines de la danse et des arts visuels. De 1996 à 2000, il a été membre du comité de rédaction de la revue politique et culturelle Vacarme. De 2005 à 2010, il a été le directeur artistique du LiFE, Lieu international des formes émergentes, à Saint-Nazaire. Il enseigne également régulièrement dans des écoles telles que P.A.R.T.S. et l’erg à Bruxelles.