Fase/Phase
RetourAnne Teresa De Keersmaeker et la musique de Steve Reich
« Je sens qu’il y a une similitude entre votre oeuvre et la mienne. On pourrait dire que, tous deux, nous avons utilisé – en particulier au début de notre carrière – des procédés très extrêmes, comme les premiers morceaux avec déphasage que j’ai utilisés dans Fase, Four Movements to the Music of Steve Reich. Des procédés qui sont presque comme des algorithmes ! »
Lettre d’Anne Teresa De Keersmaeker à Steve Reich, 2008
« Vous avez raison à propos de nos oeuvres des débuts. Nous avons tous deux commencé par des formes d’organisation extrêmes qui se concentraient sur un seul aspect de la musique ou de la danse pour montrer comment cet aspect permettait de créer une oeuvre entière. »
Lettre de Steve Reich à Anne Teresa De Keersmaeker, 2008
« Ça sonnait comme la musique d’un Stehgeiger, un violoniste de café-concert yiddish, comme une invitation à la danse. J’ai senti que c’était la musique sur laquelle je voulais danser » : c’est par ces mots qu’Anne Teresa De Keersmaeker décrit la rencontre qu’elle fit, par l’entremise du compositeur et cinéaste Thierry De Mey, avec la musique de Steve Reich, et plus particulièrement avec l’une de ses premières pièces, Violin Phase. En 1981, à l’issue de ses études à l’école Mudra à Bruxelles et d’une première création titrée Asch (1980), elle s’envole pour New York en emportant dans ses bagages cette pièce de Reich, avec le désir de créer une chorégraphie, d’apprendre même à chorégraphier à partir d’elle. C’est là que la jeune chorégraphe écrit son solo Violin Phase, avant de prolonger, de retour à Bruxelles, l’échange entamé avec la musique du compositeur américain à travers trois duos dansés avec Michèle Anne De Mey pour aboutir à Fase, Four Mouvements to the Music of Steve Reich, créée en 1982 au Beursschouwburg à Bruxelles.
Le dialogue qui s’établit entre musique et danse dès cette oeuvre aura une importance déterminante dans le travail de De Keersmaeker. Loin de se limiter à une relation d’accompagnement, de support ou d’illustration, il concerne la structure même de l’oeuvre, sa composition, sa forme, son architecture, sa relation la plus essentielle au mouvement, au temps et à l’espace. « Cette musique ’a fourni les outils pour développer mon propre vocabulaire et mes
propres structures chorégraphiques », affirme-t-elle à propos des pièces de Reich. Cette approche, on la retrouvera dans la plupart de ses oeuvres ultérieures, si bien qu’elle constitue la basse continue d’une pratique chorégraphique qui n’a cessé de se renouveler en élargissant son territoire musical dans des directions les plus variées. Comment générer une forme chorégraphique à partir d’une forme musicale ?, semble interroger chacune des oeuvres de De Keersmaeker.
Phasing
Les quatre oeuvres de Reich autour desquelles s’est construit Fase – Piano Phase (1967), Come Out (1966), Violin Phase (1967) et Clapping Music (1972) – nous renvoient aux tout débuts de la carrière du compositeur américain, à une période où la majeure partie de sa production s’articule autour d’une technique musicale à laquelle il donne le nom de phasing – traduit en français par le terme de « déphasage ». Découvert à un moment où, cherchant une nouvelle manière de travailler avec la répétition, Reich menait différentes expérimentations avec des bandes magnétiques mises en boucle, le phasing consiste en le jeu simultané d’un même motif sonore à des temporalités très légèrement différentes : la superposition de ces temporalités crée des combinaisons mélodiques et rythmiques infinies évoluant progressivement et passant par toutes les combinaisons possibles de leur relation. Elles partent de l’unisson, traversent toutes les relations de déphasage, pour revenir à l’unisson. La technique du phasing donnera lieu à la création de deux pièces pour bandes magnétiques, It’s Gonna Rain (1965) et Come Out, avant que Reich, confronté aux limites d’une musique entièrement liée à la machine, ne s’attache à la transposer dans le champ de la musique instrumentale.
Plusieurs aspects de la musique de Reich de cette période retiendront ici notre attention. Le premier est la question du processus, une notion qu’il conceptualise dans un court texte aux allures de manifeste qu’il rédige en 1968, intitulé Music as a Gradual Process. « Je compose le matériau, décide du processus à travers lequel il va passer, mais une fois ces décisions prises, le processus se déploie de lui-même », écrit-il par exemple. Le deuxième est le son comme matériau. Cet intérêt s’affirme de manière évidente dans ses pièces pour bandes magnétiques, dans lesquelles des enregistrements vocaux sont utilisés en tant que matière que l’on coupe et que l’on met en boucle. Elle est aussi au centre de Piano Phase et de Violin Phase, dans lesquelles le matériau correspond au court motif mélodique répétitif à partir duquel l’oeuvre va se déployer. Enfin, une dimension importante du phasing est ce que Reich appelle les resulting patterns, terme qui désigne les motifs générés, dans l’écoute, par la rencontre de deux motifs identiques traversant différentes relations de déphasage. « Il y a plus dans la musique que ce que j’y mets », affirme Reich. Ce dernier aspect amène à un renversement de la notion même de minimalisme, auquel le compositeur a souvent été rattaché : la réduction formelle produit ici des effets insoupçonnés, « maximaux ».
Marcher, sauter, tourner, agiter les mains, danser
Tout comme la musique que Reich crée à cette époque, Fase se caractérise par la « simplicité » de son vocabulaire chorégraphique. Il y a dans les mouvements dont il se compose quelque chose d’essentiel, qui puise dans les fondements même de la vie. « Il y a [dans Fase] une transparence et quelque chose d’intuitif qui se reflète par-dessus tout dans le vocabulaire, indique De Keersmaeker. Si vous demandez à un enfant : ‹ C’est quoi, la danse ? ›, quelle sera sa réponse ? En général, sa première réaction consistera à tourner. La deuxième chose qu’il fera, c’est sauter. Et lorsque les enfants évoquent la danse, enfin, ils font en général tourner leurs mains. […] c’est aussi de cela qu’il est question dans Fase : Piano Phase revient plus ou moins à dire : ‹ comme je marche, je danse › ; Come Out, c’est comme agiter les mains ; Violin Phase, c’est tourner ; Clapping Music, c’est sauter en agitant les mains. »
Processus et géométrie
Ce vocabulaire simple, intuitif, contraste cependant avec une syntaxe beaucoup plus élaborée, dont l’exécution nécessite une extrême précision. Fase s’appuie sur des principes chorégraphiques qu’on retrouvera dans la plupart des pièces ultérieures de De Keersmaeker : la répétition, l’accumulation, ou le changement progressif par exemple. Comme l’explique Bojana Cvejić, les mouvements y sont organisés en « cellules », elles-mêmes organisées en « séries », qui vont faire l’objet de principes de composition presque mathématiques. La série constitue le noyau de la syntaxe de la chorégraphie : elle évolue en étant progressivement modifiée par des procédés tels que la substitution d’un mouvement par un autre, le contrepoint, la répétition, ou encore la variation. Ici également, il y a un vrai contraste entre la simplicité du matériau dansé et la complexité – la richesse ! – que ces procédés produisent.
Ces principes mathématiques qui structurent le temps et la chorégraphie confèrent à l’interprétation de l’oeuvre une dimension presque mécanique. « Une fois que la machine est lancée, le déroulement est inexorable, et il n’y a aucun moyen de dissimuler la moindre déconnexion d’une des danseuses par rapport à l’autre », énonce par exemple De Keersmaeker à propos de son duo Piano Phase – on pense bien sûr ici au processus de Reich qui, une fois lancé, « se déploie de lui-même ». Ils se traduisent également, dans l’espace, par l’usage de la géométrie. Dès les premières pièces de De Keersmaeker, l’espace est pensé selon une logique géométrique lisible. Dans Fase, il s’agit de cercles, de carrés, ou encore de lignes latérales ou diagonales. Le cercle, particulièrement, que De Keersmaeker désigne comme « la forme la plus simple et la plus complète », possède, au-delà de sa nature symbolique, une dimension processuelle. Il incarne l’idée même de répétition. L’éclairage participe également de cette logique compositionnelle : il vient souligner les motifs spatiaux et, plus généralement, il structure la pièce.
Déphasage
Le déphasage est chez De Keersmaeker une forme à la fois temporelle et spatiale qu’on retrouve dans les quatre mouvements qui composent Fase, mais de manières chaque fois différentes. Il provient bien sûr de la musique de Reich, sans être néanmoins calqué sur celle-ci. Dans Violin Phase, par exemple, la danse vient souligner les motifs qui naissent du processus de phasing dans la musique : « Je m’applique à suivre comme un fil rouge le pattern ainsi obtenu, de sorte que le spectateur est invité à se joindre à moi dans le couplage musique/danse qui se joue là. » Dans Come Out, les danseuses superposent les mêmes mouvements selon différentes combinaisons, d’ordre et de direction, et ne se retrouvent à l’unisson qu’à la fin. « Le résultat, énonce De Keersmaeker, est un mouvement contre un même mouvement, mais dans un ordre décalé, ce qui crée une différence. » Là encore, on retrouve l’intuition qu’eut Reich au début de sa carrière, quand il découvrit le phasing, de « jouer un motif contre lui-même ». Piano Phase est quant à elle l’oeuvre qui traduit de la manière la plus directe et la plus visuelle la technique de Reich. « Michèle Anne et moi répétons le mouvement C, décrit la chorégraphe, et, tandis qu’elle reste dans le même tempo et le même rythme stable, je pousse mon propre tempo. En accélérant de la sorte, je casse progressivement l’unisson jusqu’à obtenir le contremouvement de ma partenaire. Après une nouvelle accélération, je la rejoins à nouveau à l’unisson. » L’ombre créée par l’éclairage frontal incarne littéralement ce déphasage, les deux danseuses produisant sur un plan monochrome situé derrière elles une troisième figure résultant de leurs mouvements combinés. Enfin, dans Clapping Music, cette utilisation du déphasage est combinée à l’idée d’accumulation : « Au lieu d’omettre un temps, comme dans la musique, j’en ajoute un. Je double un temps et, de ce fait, je me décale de l’unisson avec ma partenaire. »
« La structure génère l’émotion »
Ce qui se trame derrière ces procédés de composition provoqués par la musique répétitive de Reich, c’est un renversement similaire à celui que nous évoquions tout à l’heure à propos du compositeur : le minimalisme, l’économie formelle, génère une sorte de « maximalisme ». « J’aimais le traitement reichien du processus et de la structure. C’est minimaliste tout en visant une sorte de maximum… Sa musique exploite un matériel minimum d’une façon optimale », énonce De Keersmaeker. Tout comme la musique de Reich, sa syntaxe chorégraphique engendre des émotions, des affects, qui se détachent de l’expression personnelle des danseurs pour se nicher dans la structure même de l’oeuvre – « la structure génère l’émotion », aime-t-elle à répéter. C’est à cet endroit précis, celui de la relation entre économie formelle et richesse de l’expérience, que le dialogue entre la musique de Reich et la danse de De Keersmaeker semble atteindre son point le plus intense, le plus pertinent, le plus sensible aussi.
Ce singulier passage de la structure à l’émotion, identifié aujourd’hui comme l’un des traits les plus saillants de l’oeuvre de De Keersmaeker, se déploiera dans toute sa radicalité et toute sa potentialité quand, quelque quinze ans après la création de Fase, la chorégraphe reviendra avec Drumming (1998) et Rain (2001) à la musique de Reich. On trouve dans ces deux oeuvres la même exigence formelle, la même approche processuelle que dans Fase, la même « abstraction ». Mais Drumming et Rain, qui durent chacune environ une heure et impliquent des groupes de danseurs élargis, témoignent aussi d’un enrichissement considérable de l’écriture chorégraphique et des principes de composition, faisant ainsi écho à la propre évolution de la musique de Reich dont témoignent les deux chefs-d’oeuvre que sont Drumming (1971) et Music for 18 Musicians (1976), sur lequel s’appuie Rain. « Comment générer un maximum de variations […] à partir d’un matériau de départ réduit au minimum ? », écrit Bojana Cvejić au sujet des deux pièces de De Keersmaeker. Nous assistons avec ces deux oeuvres maîtresses, qui seront unanimement et internationalement saluées, à une sorte d’exaltation, d’intensification de toutes les idées qui étaient en germe dans Fase.
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Christophe Gallois est depuis 2007 curateur au Mudam Luxembourg. Sa pratique curatoriale, intimement liée à celle de la lecture, s’articule autour de notions telles que l’image, le temps, le langage et le son. En 2009, il a obtenu la bourse « Théoriciens et Critiques d’art » du CNAP pour des recherches autour de Steve Reich et les arts visuels.